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Magnifique lettre d’Elme Caro à Eugène Manuel : l’amitié, l’amour, la famille, la culture et la littérature

Elme Caro (Poitiers, 1826/1887)
Philosophe et critique littéraire, il est maître de conférences à l'Ecole normale supérieure, puis professeur à la Sorbonne. Membre de l'Académie des sciences morales et politiques, il est élu à l'Académie française.

Type de document : lettre autographe signée

Nb documents : 1 - Nb pages : 4 pp. - Format : In-8

Lieu : [Paris], "École normale"

Date : 8 juin 1847

Destinataire : Eugène Manuel (1823-1901), normalien devenu poète, professeur et homme politique

Etat : Sans

Description :

Très belle, longue et dense déclaration d'amitié d'Edme-Marie Caro à Eugène Manuel, teintée de poésie et de réflexions littéraires et spirituelles, que l'on gagne à lire jusqu'à la fin.

"Mon cher Eugène, nos relations sont rares, notre correspondance est interrompue par de bien longs silences ; mais la sympathie de deux âmes a-t-elle besoin de ce grossier intermédiaire. Quand le front penché sur ma main, ma main appuyée sur la table, et mes yeux fixés à travers la fenêtre sur le fond bleu du ciel, je pense à la famille, ne faut-il pas aussi que je pense à toi ? Puis-je maintenant te séparer de mon père, de ma mère, de mon Emmanuel, quand mes pensées s’envolent là-bas ? Quand je fais le tableau de la famille assemblée dans les longues et douces heures du soir, je te vois, ô mon ami, comme je t’ai vu souvent à la fin de mes dernières vacances, accoudé sur la laide et gothique cheminée, centre de mes rêveries adorées ; je te vois comme si j’étais là te serrant la main. Mon ami, je te remercie de me remplacer si bien à la maison ; ma place au moins n’est pas vide, et en t'entendant parler, ma mère peut croire qu’elle entend son fils ; car tous les deux, je crois, nous avons le même culte du beau, le même enthousiasme pour tout ce qui est noble est grand, la même adoration de l’idéal, dans les petites comme dans les grandes choses, dans les relations de famille, comme dans la vie active, dans la littérature, et dans la poésie. N’avons-nous pas tous deux le même amour de la famille, la même culture intellectuelle, les mêmes espérances d’un monde meilleur où tout ce qui souffre encore dans notre vie si imparfaite et si bornée, sera réparé, guéri, consolé, par des affections éternelles sans douleur, sans absence, sans séparation. Voilà ô mon ami, ce qui nous unit, ce qui devait nous unir. Nous nous connaissions sans doute, nous nous embrassions par nos âmes avant de nous être vus ; car tous les deux nous adorons deux choses bien suffisantes pour remplir un cœur et une vie, et que trop de jeunes gens oublient aujourd’hui, la famille et Dieu ! [...]. Je remercie le ciel de m’avoir procuré de quoi perfectionner mon intelligence et cultiver mon esprit par l’étude des lettres, de la poésie ; non pas pour les résultats positifs qu’on estime dans le monde, mais pour un résultat intime et personnel, le développement de la sensibilité en raison de l’intelligence. Voici ce que je me figure à ce sujet : chaque homme sans doute né avec un certain instinct d'affection, l’amour de la mère pour son enfant, celui de l’enfant pour sa mère ; mais tout cela enveloppé dans de grossières relations, dans des sympathies, vives sans doute au fond, mais qui ne peuvent s’exprimer, ou qui ne l'osent jamais. Tout cela massif, sans distinction, sans délicatesse, et se rapprochant plus de la brute que de l’homme cultivé. Quand l’intelligence, s’est polie au contact de toutes ces belles choses qui nous révèlent l’idéal, les arts et la poésie, quelle différence ! Combien plus vives sont nos sensations, plus exquis nos sentiments, plus savoureuses nos affections ! Nous nous comprenons mieux nous-mêmes ; nous nous aimons mieux pour aimer les autres ! Quand j’ai quitté une mère en lui laissant dans le cœur une bonne parole pour son fils absent, je suis heureux, je jouis, car je pense à mon père, je pense à ma mère, à mes sœurs, à ma famille entière, et par une substitution bien chère à mon cœur, je mets des êtres et des noms adorés à la face de tout ce que je vois et de tout ce que j’entends. En lisant la Prière pour tous de Victor Hugo, je vois mon cher petit ange Emmanuel à deux genoux priant le Dieu unique et Saint pour toutes les personnes qui possèdent son affection enfantine, mais déjà si profonde ; pour toi, ô mon cher Eugène qui aime tant, et dont je suis presque jaloux ; pour moi aussi, et pour tous ceux qui souffrent [...]".

Caro relate ensuite ses impressions de lecture et ses amours littéraires : les « mille péripéties fortes intéressantes mais trop mélodramatiques du Chiffonniers de Paris » ; un ouvrage de Monsieur de Rémusat intitulé Passé et présent : « curieux, mais marqué d’un caractère, tout spécial à M. de Rémusat, élégance mondaine, prétention ingénieuse, coquetterie charmante, mais un peu trop attifée : en somme talent distingué... mais combien il y en a que je lui préfère : oh ! mon André Chénier, ô mon Ste-Beuve, oh ! mon Alfred de Musset ! Hugo ! Lamartine !… [...]".

420,00

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