Manuscrit d’un entretien co-écrit par Pierre de Boisdeffre et Jean Guitton
Pierre de Boisdeffre (Paris, 1926/2002)Long et très intéressant texte en grande partie autographe, intitulé : "Entretien de Jean Guitton avec Pierre de Boisdeffre". Il est signé de Pierre de Boisdeffre, mais il est très majoritairement rédigé et corrigé par Jean Guitton, et porte essentiellement sur la philosophie de ceux qui ont influencé sa pensée (Pascal, Leibniz, etc.).
Cet article a paru dans la revue "Livres de France" n° 3 de mars 1962, consacré à Jean Guitton.
"Me voici de nouveau dans la vieille maison de la rue de Fleurus, où je suis souvent venu voir le bon éditeur Fernand Aubier, disparu cet été [Fernand Aubier (1876-1961), romancier et fondateur des Éditions Aubier-Montaigne]. J'aime ce quartier paisible, et qui paraît voué à l'esprit, cette terrasse du Luxembourg où nous parlions des maîtres qu'Aubier publiait dans sa collection "Philosophie de l'Esprit" qu'animèrent Lavelle et le Senne. Un de ses auteurs préférés était Jean Guitton, son locataire, logé, ou plutôt lové, tel un insecte pensant, dans un minuscule appartement, tapissé de livres et de peintures ; il ne l'a pas oublié, puisqu'il lui a légué son propre logis, qui donne sur le Luxembourg. C'est donc la dernière fois que je verrai Guitton dans cet étroit bureau qui fait songer à une cabine de navire, avec sa table de métal noir et son siège d'aluminium - sombre retraite où tant de pensées claires se sont épanouies, où sont nés tant de beaux livres, mystérieusement baignés par la nature‚ par la lumière et par l'esprit. C'est que Guitton, à l'inverse de tant d'intellectuels d'aujourd'hui n'a ni renié ses sources ni tranché ses racines. Iriez-vous jusqu'à dire, Cher Jean Guitton, comme Barrès le disait de la Lorraine : "mes idées ne sont pas de moi, je les ai trouvées, respirées de naissance, ce sont les idées de la Marche et du Limousin ?"
Le doux regard de Guitton se fait lointain. Le philosophe répudie cet usage établi, depuis les Grecs, qui consiste à refuser d'avouer ses sources. ["Chez les autres, chez moi-même, reconnait-il, je cherche la motte, le terroir. Et puisque vous m'interrogez sur mon milieu, j'avouerai que je lui dois beaucoup. (Je l'ai dit dans Une mère dans sa vallée qui est, avec Monsieur Pouget, le livre auquel je tiens le plus, au sens physique du mot tenir, comme le lierre au mur). Ce milieu n'était pas homogène. Le côté paternel représentant plutôt la tradition, le côté maternel l'aventure ; d'un côté, le Forez ; de l'autre, l'Auvergne, la Marche, le Bourbonnais. Ces provinces-là n'ont pas l'unité de la Lorraine. Je me sens, comme dirait Daniel Halévy, "homme du centre", en donnant à ce mot centre un sens presque géométrique, avec aussi celui de mesure, de modération, d'égale distance des extrêmes."
Comme je vous comprends ! En découvrant votre "Mère dans sa vallée" , si bien accordée avec ce pays stable, à mi-chemin du Val de Loire et des montagnes de l'Auvergne, cette femme si cultivée sans être savante ni pédante, j'ai cru retrouver ma propre famille, mon pays, le Bas-Berry, touche au vôtre. Je vous sais un gré immense de n'avoir jamais séparé, dans vos écrits, la philosophie de la vie, ni la pensée de l'âme. Mais j'aimerais savoir quels maîtres vous ont formé, et si vous vous sentez "du côté de Descartes" ou du "côté de Pascal". Il est vrai que vous admirez aussi Leibnitz.. et Bergson. Pour ne point parler de votre vrai maître : Maurice Blondel.
"J'avais en effet, vous disais-je, deux "côtés"dans mon milieu. Mais en philosophie, et s'il fallait choisir, c'est le "côté Pascal' qui m'attire. J'ai écrit un livre (où j'ai mis beaucoup de mes pensées) sur Pascal et Leibnitz : j'admire Leibniz pour l'ampleur de son génie, mais je ne le crois pas vrai. Tandis que j'ai l'idée, si Pascal avait vécu, s'il avait été initié à la méthode philosophique, il aurait été maître de vérité, il aurait fondé un réalisme spiritualiste, une philosophie fondée sur l'expérience totale et la dépassant, qui est pour moi la philosophie la plus profonde, quoique inexprimée, et dont je trouve les vestiges chez Aristote, chez St Augustin, chez Biran, chez Cournot, chez Ravaisson, chez Bergson [...]".
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