Exceptionnelle et très longue lettre d’Aragon et Elsa Triolet, à Georges Auric, écrite de Russie en 1932
Louis Aragon (Paris, 1897/1982)Superbe lettre co-écrite par Aragon (2 pp. 3/4 avec signature "Louis") et Elsa Triolet (1 p. 1/4, sans signature), rédigée lors de leur voyage en Russie en 1932, et adressée à Georges Auric. Avec quelques passages au vitriol sur ses "amis" du surréalisme, Benjamin Péret et André Breton.
Elsa Triolet débute la lettre : « Cher George[s], nous sommes dans l'Oural, avec une brigade internationale d'écrivains. Visites d'usines, conférences. Nous sommes 6 personnes en tout (4 écrivains, moi – traductrice, et un administrateur russe). Cela ne ressemble en rien au voyage à Kharkov. Nous passons par 10 villes et villages en y restant entre 2 et 6 jours. 45 jours en tout, dont 25 sont déjà derrière nous. Nous sommes à peu près sans nouvelles, d'où que cela soit, l'exotisme de nos noms aux diverses postes restantes fait que les lettres se perdent régulièrement [...]. Le travail dans l'Oural est formidable. Plus on voyage et plus on peut se rendre compte que ceci est vraiment un pays prolétarien. Cette fois, ça y est !! ».
Louis Aragon prend le relais et, d'une fine écriture serrée, parle de l'Union Internationale des Écrivains Révolutionnaires (UIER) et sa branche française l'Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR). Il évoque les dissensions survenues au sujet de la soumission au parti communiste et notamment la polémique élevée entre ce dernier, d'une part, et l'AEAR et la revue Monde d'Henri Barbusse, d'autre part. « [...] Pour l'avenir dans cette question, il n'y a d'autre espoir que dans un bon travail de notre association : ceci est parfaitement clair aussi. Si un jour il y a conflit, eh bien il y aura conflit et on verra bien qui saura se plier et qui ne saura pas se plier à la discipline d'une part, et qui d'autre part se vendra à la bourgeoisie. Ces choses là ne peuvent qu'éclater un jour. En attendant personne ne peut travailler, quelques soient ses répugnances, contre un travail collectivement décidé [...] ». Il fait aussi quelques remarques acides sur Benjamin Péret : « Rue Campagne[-Première, où Louis Aragon et Elsa Triolet vivent] : non, tu ne peux pas retrouver ces papiers Péret, c'est trop compliqué, c'est pas que je ne veux pas que tu le fasses, mais il n'y a guère que moi qui puisse pratiquement les retrouver. Encore une fois, mes regrets, mais tant pis pour ce poète qui peut encore vendre des manuscrits à des gens riches et ensuite faire imprimer des cochonneries sur toi-z-et-moi [...] » Il évoque ensuite le tract surréaliste La Mobilisation contre la paix n'est pas la guerre, par lequel le groupe demande à participer au congrès international contre la guerre, tout en critiquant Henri Barbusse et Romain Rolland. Il parle aussi de son propre tract Éclairez votre religion. Aux enfants rouges, catéchisme révolutionnaire qu'il avait fait imprimer peu avant en 1932 : « [...] J'apprends par un mot de PVC [Paul Vaillant-Couturier] que les Enfants rouges (que personne ne m'a fait la grâce de m'envoyer) a soulevé des sévérités multiples, mais aucun détail sur ces sévérités et le boycottage de cette plaquette (?). J'ai écrit un vaste poème dans le grand genre, qui classera définitivement mon cas [...] ». Il commente sa lecture de la correspondance entre André Breton et André Rolland de Renéville parue dans la Nrf du 1er juillet 1932 : « [...] [J']ai noté avec plaisir que Renéville est assurément du côté Breton contre moi, pour cette raison que le matérialisme dialectique n'est pas du côté de Breton. Vraiment Breton aurait pu se passer de laisser M. de Renéville tirer la moralité de la fable (du côté de la voie qui n'est pas la voie parce qu'elle est la voie et autres faridondaines) [...] ». Louis Aragon indique ensuite qu'il se réjouit de la venue annoncée de Georges Auric (et de son épouse russe, Nora Felter), mais le prévient que la vie ici est difficile et qu'il aura à écrire des articles mal payés pour subvenir à ses besoins. Enfin, il parle de cette U.R.S.S. qu'il visite : « [...] Ici, l'Oural, c'est merveilleux [...]. J'aurais voulu te voir chez les pionniers près de Tchéliabinsk, ou à Sverdlovsk [nom que portait alors Iekaterinbourg] dans la maison où a été exécuté Nicolas, sa dame et ses petits cochons. Sans parler de la construction du socialisme : notre voyage d'il y a deux ans m'a l'air d'un jeu d'enfants. Le point où en est ici la vie, mais je ne me lancerai pas dans cet exposé [...]. Enfin quand je pense à la rue Fontaine [adresse parisienne d'André Breton], ce n'est pas toujours en rigolant. Je me dis aussi que nos anciens amis sont de dangereux imbéciles, et que je les défie bien de venir passer huit jours à Magnitogorsk [à 300 km au sud de Tchéliabinsk, par exemple, et d'en revenir comme devant : ou cassés (comme disait Victor), ou contrerévolutionnaires purs et simples s'ils voulaient persister dans leurs petites vues personnelles après ceci [...]". Texte très dense.
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