Terrible charge de Jules Ferry contre le Sénat « chargé d’enterrer toute résistance »
Jules Ferry (Saint-Dié, 1832/1893)Terrible charge de Jules Ferry contre le Sénat (brouillon avec ratures, ajouts et corrections).
"Mon cher confrère, vous essayez donc d'embarrasser le Sénat ? Vous lui posez des dilemmes insolubles ? Vous lui appliquez les poucettes de votre logique si claire, si précise, si inexorable ? Vous perdez votre peine. On n'embarrasse pas nos sénateurs. Depuis 18 ans qu’il opère, le Sénat n’a jamais été ni embarrassé, ni embarrassant. Chargé d'enterrer toute résistance, d’étouffer toute plainte, il mettra toute réforme au panier, il s’est acquitté de sa tâche en conscience : c’est l’idéal du fossoyeur.
Aussi, quelle naïveté fut la vôtre, de lui porter une thèse juridique et constitutionnelle sérieuse. Ah ! Si vous aviez soumis à la haute assemblée quelques billevesée législative, quelque rêverie sans queue ni tête ; si, au lieu d’un légiste et d’un politique, vous étiez un savant de village, un plaideur monomane, un chercheur de mouvement perpétuel, vous auriez eu, mon cher Confrère, les honneurs d’un rapport au fond, peut-être même une discussion. On ne vous eut point fait l'injure de la question préalable. Mais vous avez l’idée bizarre de parler de la Constitution à ceux qui ont charge de la garder, vous voulez faire de la politique au Luxembourg : vous n’êtes qu’un intrus, il on vous traite en conséquence.
Aussi, il y a là vraiment de quoi vous consoler, le Sénat va recevoir de l’avancement, il va passer Chambre haute. Son rôle était nul comme "pondérateur" : on va en faire une moitié de législateur. C’est lui qui va couper les actes à l’esprit révolutionnaire, qui règne, comme chacun sait, c’est au Palais Bourbon. Nous allions trop grand train sur la pente du progrès, le besoin d’un sabot se faisait sentir, le gouvernement a évoqué Polybe et Paruta, consulté l'ombre de Benjamin Constant, et tous, d'une voix, ont répondu : le Sénat fera l'affaire.
Je le crois bien, en vérité. Le seul péril c'est qu'il ne fasse trop bien ce qu'on lui demande. Péril pour lui, j'entends. Car le suffrage universel ira, quoi qu'on fasse, jusqu'au bout de ses destinées. S'il a pu, dans le néant de toute liberté, et sous la plus savante machine de compression que la France eut jamais connue, retrouver sa route et son droit, briser le pouvoir discrétionnaire, secouer les chaînes du système des candidatures officielles, le plus énervant et le plus écrasant de tous les systèmes, croyez-vous qu'il s'arrête longtemps devant ce grain de sable d'une nouvelle pairie, qu'on s'évertue à trainer sur son chemin?
J'ai entendu raconter par nos amis du gouvernement provisoire, que le 24 février, au soir, ayant proclamé la déchéance, dissous la Chambre des députés, aboli le Conseil d'État, on croyait avoir fait toute la grosse besogne révolutionnaire, quand on s'aperçut que la Chambre des Pairs avait été oubliée. Mais le gouvernement improvisé avait rendu tant de décrets, et il était, d'ailleurs, si mal outillé qu'il avait usé tout son papier. Alors, sur un morceau de papier d'emballage, qui avait servi d'enveloppe à un pain de sucre, on écrivit, en hâte, ces quelques lignes : "Il est défendu à la Chambre des Pairs de se réunir". La défense était, du reste, comme chacun sait, absolument superflue. Voilà ce que c'est, en France, qu'une Chambre haute [...]".
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